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EnquêteÉnergie

L’éolien signe la fracture entre deux visions de l’écologie

Emblème de la transition énergétique ou avatar vert du capitalisme ? L’énergie éolienne divise les écologistes. Reporterre a mené une grande enquête, en cinq volets, pour examiner en détail les questions soulevées par le développement de cette industrie et les enjeux qui l’accompagnent.

Elles sont là, partout autour de nous. Dans les rues et dans les campagnes. Chez les grands énergéticiens, Total, EDF, Engie, mais aussi dans des pubs pour des assurances, pour des produits de la ferme, même en photo dans les toilettes d’un TGV. Qui ? Les éoliennes, bien sûr. Elles sont désormais un élément constitutif de l’imaginaire collectif contemporain. En quelques dizaines d’années, ces machines produisant de l’électricité par la force du vent sont devenues le symbole par excellence de notre siècle, associées aux discours sur le « développement durable » ou « la transition énergétique ». Et de fait, c’est bien la technologie renouvelable qui se développe le plus aujourd’hui en France. Si l’hydraulique est encore le premier poste d’énergie « propre », les équipements sont vieillissants et l’époque des grands barrages est désormais révolue. Place donc au solaire, mais surtout aux éoliennes. On les retrouve sur les crêtes du sud du Massif central, dans les grandes plaines du Centre, du Nord et de la Champagne, des monts du Morvan aux littoraux occitans, et bientôt demain en mer au large de la Bretagne et de la Normandie voire de la côte catalane.

Et « c’est une chance », clament ensemble des écolos, engagés depuis des dizaines d’années dans les directions des associations environnementales, comme France nature environnement ou la commission énergie d’Europe Écologie les Verts. Certains d’entre eux ont sauté le pas pour faire profession de leur engagement, en créant des bureaux d’étude ou des PME innovantes. Dans ces milieux plutôt urbains, proches des ingénieurs et des techniciens voire de la « start-up nation », l’éolien est vu comme une « technologie fiable, qui a fait ses preuves et comme une énergie hautement compétitive », ainsi que l’explique Olivier Perot, directeur de Senvion Europe et président de France énergie éolienne. Une « chance » d’abord et avant tout pour parvenir à la sortie du nucléaire, de ses risques et des dépendances induites. Mais aussi une « chance » économique, un potentiel d’investissement et de croissance, une « économie verte » durable capable de reconvertir des anciens bassins industriels et de transformer en profondeur le mode de production centralisé du nucléaire français. Mais pour cela, il faut faire vite. L’urgence climatique avance inexorablement. Alors, il faut développer, construire, massifier les parcs solaires et éoliens, dans un calendrier qui s’impose comme une évidence.

L’éolien révèle la fracture entre deux visions de l’écologie

Le problème, c’est que le développement de la filière s’impose aussi à d’autres écologistes, tout aussi convaincus, souvent plus ruraux, peut-être moins insérés dans la mondialisation. Il peut s’agir de propriétaires retraités de maisons secondaires soucieux de la valeur de leur bien, mais aussi de plus jeunes gens, tentant d’utopiques « sorties du système », en recherche de modes de vie moins coûteux en énergie. Les écolos critiques de l’éolien sont plus nombreux qu’on le pense. Certains tentent des alliances dans l’action avec des groupes peut-être moins radicaux sur la sortie du nucléaire, d’autres rejettent en bloc l’atome, l’éolien, et le solaire comme une même mécanique capitaliste qui change simplement de forme.

Une éolienne en Lozère.

Le point commun, c’est la dénonciation de l’« industrialisation de la campagne ». Ces militants anti-éolien défendent un cadre de vie, serein, silencieux, loin de métropoles toujours plus grandes et avides de terres arables. Pour eux, l’éolien est intrinsèquement « industriel », une « histoire de gros sous », comme le clame une brochure du collectif de l’Amassada, dans le sud de l’Aveyron ; des installations qui font « un mal considérable, aux habitant-e-s, en dégradation sociale, économique et environnementale », selon le collectif Toutes nos énergies Occitanie. La question qu’ils posent n’est pas l’occasion de la sortie du nucléaire et de la diminution des émissions de gaz à effet de serre, mais la manière de penser globalement l’énergie et sa place dans nos sociétés.

L’éolien, en fait, révèle la fracture entre deux visions de l’écologie : développement durable et acceptation du capitalisme versus sobriété et désir d’émancipation.

Dans ce débat, on oublie souvent la réalité matérielle de ces machines, de leur fonctionnement, des infrastructures nécessaires pour les relier au réseau de distribution. Impossible de parler sérieusement du sujet sans embrasser toute la chaîne de l’énergie, la fin des monopoles sur l’électricité, le rôle pivot des gestionnaires de réseau, RTE (Réseau de transport d’électricité) et Enedis. Envisager l’éolien, c’est envisager aussi une ingénierie du monde, technophile, qui espère créer un système cohérent, efficace, « intelligent », avec des technologies toujours plus sophistiquées pour stocker ce qui ne se stocke pas : Step, smart grid et consorts sont de la fête.

 Chaque camp a ses propres chiffres, ses propres définitions, son propre langage

Cette utopie technologique demeure ancrée dans un système économique de libre-échange et de concurrence. Sur ce point, même Stéphane Chatelin, directeur de Négawatt, pourtant chaud partisan de l’éolien, l’admet : « Aujourd’hui, rien ne pousse l’éolien à être plus exemplaire qu’un autre secteur économique. » De fait, l’éolien fonctionne dans une logique transnationale, les usines en Chine, en Allemagne ou au Portugal, les constructeurs en Allemagne, au Danemark, les sites de production partout dans le monde et l’énergie revendue sur un marché à travers toute l’Europe et même au-delà avec des « brokers » dans la plus pure tradition financière. Et comme toute industrie, l’éolien a un impact environnemental, économique et surtout social. Des impacts qu’il faut nécessairement mesurer, comparer, chiffrer.

Un poste de transformation électrique, en Lozère, près d’un champ d’éoliennes.

Mais là encore, ça coince. Chaque camp a ses propres chiffres, ses propres définitions, son propre langage. Ici, on parle de parc ; en face, on compte les mâts. Les uns raisonnent en entrepreneurs visant à optimiser des installations, les autres critiquent les effets politiques et sociaux sur une communauté de vie. Les uns se veulent spécialistes de l’énergie, les autres parlent de paysages et de protection de la nature. Qui croire entre ceux qui promeuvent « un pari gagnant » et ceux qui dénoncent « la grande arnaque » ? Dans les débats, que ce soit sur internet, dans les discussions entre amis ou entre voisins, les anti-éoliens ont souvent tendance à garder le dernier mot. Mais, dans le système politique actuel, ce sont surtout les préfets qui soufflent le chaud et le froid.

De fait, selon les sondages (commandés par la filière), « l’acceptabilité sociale  » de l’éolien reste élevée dans la population. selon un sondage Ifop de 2016 commandé par la fédération France énergie éolienne, 77 % des mille personnes interrogées ont une bonne ou très bonne image des éoliennes, et le chiffre ne baisse que très peu pour les riverains immédiats (75 %).

L’énergie, de sa production à sa consommation, est une question politique

Mais « accepter » ne signifie pas adhérer, participer et encourager. Or, la question de l’énergie, de sa production à sa consommation, est une véritable question politique. Elle ne peut se résoudre par des consultations fragmentaires et partielles où l’on recueille un avis qui, de toute façon, ne sera que consultatif. Et, plus le temps passe, plus la menace d’une implantation dure, rapide et sans aucune concertation des énergies renouvelables par les services de l’État pointe le bout de son nez. C’est qu’il faut bien tenir les objectifs de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Dans beaucoup d’endroits, on sent que le mantra de la « transition énergétique » est accueilli aussi froidement qu’un « There is no alternative » du temps de Margaret Thatcher. La réalité factuelle du changement climatique est indéniable. Mais l’effet politique de sidération face à la catastrophe semble parfois empêcher de se donner le choix de réfléchir aux modalités. Alors on en vient à rejeter l’idée même de cette « transition », qui ne serait qu’un avatar d’un système capitaliste toujours plus destructeur et antidémocratique.

C’est à ces questions que nous voulons tenter de répondre dans ce dossier, sans prétendre à l’exhaustivité et à l’impartialité. Au sein même de la rédaction de Reporterre, nos avis sont variés sur l’éolien, selon où l’on vit, les trajectoires politiques, les expériences individuelles. « Moulin à vent moderne » ou « monstre mécanique dans les campagnes », chacun a sa propre image de ce que sont des éoliennes. En l’occurrence, ce dossier a été écrit par un journaliste né dans une zone rurale de moyenne montagne, et qui a vu dès 2002 ses premières éoliennes sur les monts en face de chez lui. De douze éoliennes au départ, il y en a désormais plus de cinquante, dont les dernières ont permis en début d’année au constructeur Enercon de franchir la barre des 3 gigawatts de puissance installée en France. Au même moment, le maire de la commune voisine se voyait condamné par la justice pour prise illégale d’intérêts, lui-même étant propriétaire d’une partie du bois qui accueillait une des éoliennes voisines. Au croisement entre ces deux réalités, du socle du mât au bout de la pale, Reporterre va tenter de vous expliquer les enjeux clefs de la question éolienne en France.

  • À suivre demain.
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